Entretien avec Jérôme Sainte-Marie : « Les sondages ne font pas le vote mais ils font la campagne »

Jérôme Sainte-Marie est politologue, spécialiste de l’opinion et directeur de la société d’études et de conseil PollingVox. Il est aussi l’auteur de quatre ouvrages, dont Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée, paru aux édition du Cerf en octobre 2021.


L’article suivant est composé d’extraits de l’entretien publié dans le n° 1 de Cité (février 2022). Pour lire cet entretien en intégralité, vous pouvez commander un exemplaire en version numérique ou imprimée directement sur notre site.


Cité : Après les élections de 2017, lesquelles ont conduit à l’élimination des deux familles politiques qui s’étaient partagé le pouvoir depuis les débuts de la Ve République, vous avez proposé une analyse des nouvelles dynamiques électorales à l’œuvre. Dans Bloc contre bloc (2019), vous distinguiez un bloc élitaire qui a fait élire Emmanuel Macron et un bloc populaire qui s’y oppose. Des prémices de cette recomposition étaient-elles identifiables avant 2017 ?

Jérôme Sainte-Marie : Oui, absolument. Dans un ouvrage précédent, Le Nouvel Ordre démocratique, écrit à l’été 2015, j’avais essayé de donner les raisons pour lesquelles se produirait le remplacement du clivage gauche-droite par un autre clivage à l’occasion des élections de 2017. Mais j’en étais resté à l’opposition entre deux nouvelles forces sous un angle essentiellement idéologique.

En retravaillant sur cette idée-là en 2019, après l’élection d’Emmanuel Macron mais aussi l’irruption des Gilets jaunes, j’en suis venu à creuser la notion de « bloc historique », théorisée par Antonio Gramsci, et à travailler sur un affrontement de classes sociales. En réalité, ce nouveau clivage s’était déjà manifesté dans les urnes auparavant : en 1992, lors du référendum sur le traité de Maastricht, et en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. La composition politique du vote « Oui » et du vote « Non » n’était pas exactement la même, dans la mesure où ces votes répondaient aussi à un décideur qui était dans le premier cas un président de gauche, dans le second un président de droite. Mais une très nette séparation apparaissait en termes de catégories socio-professionnelles et de niveaux de diplômes.

En 2015, je ne pensais pas du tout, bien sûr, que le prochain président de la République serait Emmanuel Macron, jeune ministre à l’époque peu connu. J’imaginais plutôt un rassemblement autour d’Alain Juppé dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle. La solution trouvée par ce que j’appelle désormais le « bloc élitaire » a finalement été beaucoup plus radicale ! J’insiste sur cet aspect pour dire qu’il est possible de réaliser des analyses politiques qui sont des analyses structurelles.

Mon système d’analyse est très simple. Il repose sur une analyse de classes en n’accordant que très peu d’importance à la psychologie des acteurs. Pourquoi en 2015 ai-je pris ce risque d’annoncer un « nouvel ordre démocratique » ? Parce que j’avais été très impressionné par les récentes élections. D’abord les municipales de 2014, marquées par la défaite historique de la gauche dans des communes qui lui étaient fidèles, je pense en particulier à Limoges, la « Rome socialiste ». Avec l’effondrement de la gauche, la droite perdait là son meilleur adversaire… Ensuite, lors des régionales et des européennes de 2015, le parti de Marine Le Pen avait réalisé des scores très élevés. J’ai alors pensé que le paysage politique était réellement en train de se recomposer, non plus autour d’un axe droite-gauche mais plutôt d’un axe mondialistes contre nationalistes.

Puisque votre analyse est structurée autour des classes sociales, quelles sont donc les catégories socio-profes-sionnelles qui peuvent être rangées dans l’un et l’autre de ces blocs antagonistes ?

Nous avons la chance d’avoir en France un appareil statistique formidable, celui de l’INSEE. La construction des catégories socio-professionnelles a été faite après la guerre en partant du métier et en s’intéressant ensuite au milieu de vie. La nomenclature INSEE est assez détaillée et donne des indications importantes. Ces catégories ressemblent déjà beaucoup à ce qu’on peut appeler des classes sociales. Par exemple, je considère qu’il y a aujourd’hui une très grande communauté de destin entre employés et ouvriers. La distinction entre eux était avant tout fondée sur la distinction du travail manuel et du travail non-manuel. Or, dans une économie moderne de production, cette distinction est de moins en moins pertinente. Dans les deux cas, il s’agit de salariés d’exécution qui connaissent des phénomènes d’exploitation et qui ont en partage salaire bas, absence de patrimoine, mariages socialement endogames. Employés et ouvriers subissent de surcroît une pression très forte sur leur pouvoir d’achat, ce qui explique d’ailleurs leur mobilisation. Peuvent être inclus dans ces classes populaires un certain nombre de travailleurs indépendants qui, tels les canuts lyonnais d’autrefois, se retrouvent confrontés à une exploitation indirecte, qui prend aujourd’hui différentes formes, dont le phénomène d’ubérisation. Les classes populaires représentent environ 50 % de la population active. Ces classes populaires sont cependant traversées de divisions internes, notamment culturelles liées à l’immigration.

Viennent ensuite ceux qui tiennent leur revenu de l’argent public. La classification traditionnelle de l’origine des revenus distinguait salaires, profits et rentes. On peut aujourd’hui distinguer le salariat privé et public. Par exemple, le mouvement des Gilets jaunes a été peu suivi chez les fonctionnaires et, inversement, les manifestations contre la réforme des retraites comprenaient peu de travailleurs indépendants ou de salariés du privés.

La classe managériale, qui est au pouvoir, regroupe ceux qui se situent, au moins psychologiquement parmi les « gagnants de la mondialisation » et se compose des élites du privé et des administrations publiques.
Enfin, les retraités, au total 16 millions d’individus, constituent un élément décisif de la vie sociale et politique française. Ils sont unifiés par l’origine de leur revenu qui est désormais, pour eux, le travail d’autrui.
Le bloc élitaire est constitué pour l’essentiel de ces deux dernières catégories, à peu près toute la première et une partie significative de la seconde.

L’offre politique de la présidentielle 2022 est un peu différente de la précédente. Des nouveaux venus rejoignent la course, notamment un candidat écologique, un candidat communiste ou encore un autre candidat nationaliste venu du monde des médias… Comment pourrait se répartir, selon vous, le vote populaire lors de cette présidentielle ?

Les études montrent que le vote populaire maintient, pour l’heure, son attachement à Marine Le Pen. Cela peut s’observer aussi dans la sociologie du public des meetings de cette candidate. Le contraste est à ce titre saisissant avec les sympathisants observés lors des déplacements d’Éric Zemmour, qui sont en quelque sorte les « blousons dorés de la bourgeoisie », même si l’électorat du polémiste est bien plus composite. La théorie des alignements électoraux de Pierre Martin est totalement valable. Derrière la décomposition apparente du système politique se produit une recomposition sur la base du noyau dur sociologique. La gauche parvient à survivre grâce à la défense acharnée de la dépense publique et de la fonction publique. Ce faisant, elle laisse à la fois vulnérables et disponibles les classes populaires du secteur privé. Néanmoins, une étude récente de l’IFOP montre qu’une part du vote populaire se porte toujours sur Jean-Luc Mélenchon. Il s’agit du vote des quartiers populaires avec une population issue de l’immigration extra-européenne. Très curieusement, le candidat des Insoumis semble appliquer la fameuse note stratégique produite par l’institut Terra Nova qui a fini par achever le Parti socialiste…

Les intentions de vote exprimées à ce jour mettent-elles en évidence, dans un camp ou dans l’autre, la mise en place d’un « vote utile » ?

Le vote utile existe. Il s’agit d’un réflexe naturel des électeurs qui hésitent entre deux candidats proches afin de choisir celui qui apparaît le mieux placé. C’est pour cela que les sondages jouent un rôle dans la vie politique. Si vous avez le choix entre quelqu’un avec qui vous êtes d’accord à 100 % mais qui n’a aucune chance d’arriver au pouvoir, et quelqu’un avec qui vous ne partagez que 80 % du programme mais qui peut jouer la victoire, il est naturel que votre vote se reporte sur le second. Le vote utile est conditionné cependant par la présence de candidats dans le même champ idéologique ou remplissant la même fonction par rapport aux demandes électorales. Le vote utile est d’ailleurs un enjeu majeur du « combat » que se livrent Marine Le Pen et Éric Zemmour pour cette élection présidentielle. Ce dernier essaie d’asseoir l’idée qu’il n’y a plus de vote utile, en d’autres termes que la prise de pouvoir n’est pas possible. Inversement, Marine Le Pen va tenter de développer l’idée qu’il peut y avoir un vote utile à son profit, dans la mesure où elle pourrait éventuellement battre Em-manuel Macron, ce dont Éric Zemmour ne serait pas capable. Il s’agit donc de deux candidats appartenant à un même camp nationaliste, qui ne sont pas d’accord sur tout, loin de là, mais dont la relative proximité idéologique suffit pour conditionner un réflexe du type vote utile.

Le corollaire du vote utile est le « vote de barrage » face à l’extrême droite, qui avait très bien fonctionné en 2002 et 2017. Or, les intentions de vote en faveur de Marine Le Pen dans l’hypothèse d’un second tour face à Emmanuel Macron le 24 avril laissent entrevoir le dépérissement de ce réflexe « républicain ». Partagez-vous ce sentiment ?

La question porte en effet sur cette notion de plafond de verre, que nous venons d’évoquer. Le terme devrait servir uniquement à désigner un refus de principe de voter pour une personnalité assimilée à l’extrême-droite. Cela a existé. Je constate simplement qu’en quelques années, ce plafond de verre est passé d’abord de 15 % à 21 % au premier tour de la présidentielle, puis 28 % aux régionales 2015 puis 34 %, au second tour de l’élection présidentielle 2017. Aujourd’hui, selon les sondages, environ 45 % des électeurs se disent prêts à voter pour Marine Le Pen au second tour de la présidentielle. Ce score est supérieur à celui qui est également attribué à la candidate de droite Valérie Pécresse.L’opinion a évolué en fonction des événements des dernières années. La répression des Gilets jaunes et le durcissement du régime aboutissent aussi à relativiser ce réflexe républicain. En revanche, un plafond de verre pourrait à nouveau exister au détriment d’Éric Zemmour, adulé par certains, rejeté par beaucoup.

Ces deux types de comportement électoral étaient représentatifs des électeurs du bloc élitaire puisqu’ils consistaient à assurer qu’un candidat issu du « cercle de la raison » puisse l’emporter. L’électorat populaire serait-il en passe de se les approprier ?

C’est très précisément ce qui s’observe dans les sondages en termes de reports des voix au second tour en cas d’affrontement Macron/Le Pen. Il existe une disponibilité de l’électorat pour un vote nationaliste jamais observé en France jusqu’à aujourd’hui. Emmanuel Macron paye, d’abord, le fait d’être le président sortant. Il apparaît, ensuite, comme un président très peu rassembleur, dirigeant essentiellement le pays pour ce bloc élitaire, pour ces 24 % d’électeurs qui l’avaient désigné au premier tour de la présidentielle 2017. On ne se baigne pas deux fois au même fleuve… Le réflexe du second tour 2017 ne pourra se reproduire cette année. De surcroît, la candidature Zemmour produit l’effet paradoxal et un peu inattendu de recentrer Marine Le Pen. Cela l’affaiblit, certes, d’un point de vue organisationnel et cela menace sa présence au second tour. Mais dans l’hypothèse où elle parviendrait à se qualifier, elle pourrait bénéficier de la mansuétude d’une bonne partie de l’opinion publique. Au lieu d’assister à une mobilisation générale contre elle, s’observe un refus très important de choisir, notamment au sein de l’électorat de gauche. C’est une ressource qu’Éric Zemmour n’aurait manifestement pas.

Dans cette période de campagne électorale, les commentaires se focalisent sur l’évolution des sondages, que vous avez l’habitude de décortiquer et d’exploiter. Comment est conçu un sondage et, en particulier, quels sont les moyens utilisés pour pondérer les intentions de vote exprimées ?

Les sondages d’intention de vote sont les seuls sondages d’opinion pour lesquels une intervention est nécessaire, c’est-à-dire l’application d’une méthode de correction. Cela tient d’abord au caractère sensible de ces données-là : le sondeur va rechercher la précision absolue. Il est beaucoup moins grave, par exemple, de se tromper de deux ou trois points dans une étude portant sur le taux de confiance accordé à une personnalité politique, par exemple s’il y avait un biais de représentativité de l’échantillon. Cette même erreur de deux ou trois points produite sur un sondage de premier tour d’une élection peut en revanche avoir des conséquences lourdes, comme on l’a vu le 21 avril 2002.

Le système de pondération a été conçu à l’époque où existait un vote stigmatisé : le vote pour le Parti communiste. Ce phénomène de vote honteux n’est donc pas apparu avec le Front national. Les instituts ont alors mis au point une technique très simple destinée à assurer la bonne représentativité politique de l’échantillon de sondés et à compenser l’éventuelle dissimulation d’un vote. Le principe est de demander aux personnes interrogées pour qui elles ont voté lors de la précédente élection de même nature. À la fin de l’enquête les résultats globaux sont comparés avec les scores officiellement obtenus lors de l’élection en question. Par exemple, si un ancien candidat X a rassemblé 15 % des voix à l’élection précédente mais que l’échantillon – censé être représentatif – a répondu avoir voté pour ce candidat dans une proportion deux fois moindre, alors le sondeur va pondérer l’intention de vote déclarée pour ce candidat X en lui affectant un coefficient de 2, coefficient qui sera appliqué ensuite aux intentions de vote exprimées par les anciens électeurs de ce candidat X quel que soit le candidat sur lequel se porte désormais leur intention de vote. Il est arrivé à l’époque où Jean-Marie Le Pen était candidat à l’élection présidentielle que le coefficient à appliquer sur ses anciens électeurs soit de 3.

Ce système fonctionne plutôt bien. Je rappelle à ce titre que, lors de l’élection présidentielle de 2017, alors que quatre candidats se situaient dans un espace de 4 à 5 points seulement, tous les instituts de sondage ont donné le bon ordre d’arrivée avec une précision incroyable ! Et ce, alors même que l’un des candidats n’avait pas d’historique électoral. D’ailleurs, il faut considérer que l’hypothèse d’un « vote caché » pour Éric Zemmour, qui a beaucoup circulé, est sans doute une chimère.

Si le rôle joué par la pondération a été très important par le passé, il l’est beaucoup moins aujourd’hui, les votes autrefois stigmatisés ne l’étant plus guère. Bien sûr, d’autres facteurs d’erreur existent. Je ne crois pas à une fiabilité moindre du sondage en ligne, et d’ailleurs les sondages de la présidentielle 2017 ont été presque exclusivement produits par des échantillons consultés via Internet.

Le problème essentiel du sondeur est désormais de s’assurer que les personnes interrogées qui disent aller voter vont réellement se déplacer le jour du scrutin. Une abstention inattendue est l’explication de l’échec historique enregistré par les instituts de sondages lors des élections régionales 2021.

Les sondages constituent-ils un moyen de décider de l’opportunité de mettre en œuvre une politique, de préparer un projet de loi ou de rédiger un programme électoral ?

Les sondages ne font pas le vote mais ils font la campagne. Ils jouent un rôle encore plus important dans la détermination de l’offre électorale, très en amont de l’instant du vote. Le choix d’un tel ou d’une telle de se présenter est en partie conditionné par les sondages, en effet. Dans la menée de la campagne, ils peuvent parfois encourager certains ralliements, ou bien inspirer une stratégie. Certains iront devant les électeurs ou bien renonceront, auront ou non leurs parrainages et leur financement, sur la foi des sondages.

En revanche, les sondages revêtent peu d’importance sur la politique menée par les dirigeants au pouvoir. Ils peuvent être exploités pour la communication faite autour d’une réforme, mais les réformes sont décidées au nom de l’intérêt général ou sont les conséquences de la situation économique et sociale ou de notre appartenance à l’Union européenne. Je vais donner un exemple concret : la réforme de la SNCF. Elle n’est pas liée à l’état de l’entreprise ou à une demande de l’opinion, mais à la signature du quatrième paquet ferroviaire européen. Pourtant, le gouvernement a commandé des batteries de sondages pour ce type de réforme. Il le fait non pour la décider mais pour savoir comment la vendre, pour identifier les arguments qui vont trouver un écho dans l’opinion. De très nombreuses réformes impopulaires sont menées par les gouvernements. Je ne trouve pas de réformes menées par pur souci d’opinion, même en matière sociétale.

Enfin, lorsqu’il y a des mouvements sociaux, les sondages peuvent aussi avoir une influence. Pendant la crise des Gilets jaunes, le recul du pouvoir ne s’explique pas par les violences observées lors des manifestations, mais par l’approbation du mouvement par une grande majorité de la population. Ainsi, lorsque le gouvernement s’est aperçu que sept Français sur dix maintenaient leur soutien aux Gilets jaunes après l’épisode de la dégradation de l’Arc de Triomphe, la décision d’arrêter les frais a été prise.

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