Entretien avec Antoine Waechter : « Le grand soir écologique n’existe pas »

Pionnier de l’écologie politique en France, Antoine Waechter  a été député européen (1989-1991) et candidat écologique à l’élection présidentielle de 1988. Président-fondateur du Mouvement écologiste indépendant, il demeure très actif dans les luttes écologistes actuelles, en particulier en Alsace, sa région.


L’article suivant est composé d’extraits de l’entretien publié dans le n° 2 de Cité (octobre 2022). Pour lire cet entretien en intégralité, vous pouvez commander un exemplaire en version numérique ou imprimée directement sur notre site.


Cité : Vous avez consacré votre vie à étudier les problématiques écologiques. Depuis votre entrée en politique dans les années 1970, l’adhésion à la cause environnementale n’a cessé de s’accroître dans l’ensemble de la société. Cette prise de conscience n’est-elle pas trop tardive pour être encore salutaire ?

Antoine Waechter : Je ne crois pas qu’il soit trop tard. Mais, entre l’affirmation  d’une volonté écologique et sa traduction sur le terrain, il existe une marge énorme. La classe politique se détermine majoritairement par des considérations de caractère matérialiste. Il n’est même pas imaginable qu’elle puisse remettre en cause la croissance ou afficher d’autres objectifs que matériels. Aujourd’hui, cette classe politique ne me paraît pas capable d’évoluer.

Lors des élections européennes de 2019, j’ai constaté à l’occasion des débats avec les autres formations politiques que, lorsque les mesures qui seraient nécessaires en matière environ-nementale sont abordées, une réaction vient spontanément : « C’est de l’écologie punitive ! ». Tous les partis, à peu d’exceptions près, se retrouvent dans la posture du président George W. Bush lorsqu’il disait que le mode de vie américain n’était pas négociable. Ainsi, le mode de vie français ne l’est pas non plus.

Une question se pose : la démocratie est-elle capable de prendre les décisions qui s’imposent ? Je suis attaché à la démocratie et je pense que les comportements politiques doivent évoluer pour privilégier la pédagogie pour faire adhérer l’opinion. Il faut surtout sortir des discours qui ne font que conforter le consumérisme actuel.

Le défi premier est aujourd’hui le réchauffement climatique, avec toutes les conséquences qu’il engendre sur notre environnement (sécheresses, incendies, tempêtes, hausse de la température et du niveau des océans…). Peut-on encore honorer l’engagement de l’Accord de Paris (2015) de maintenir en deçà de 2 degrés la hausse moyenne des températures de la planète d’ici la fin du siècle ?

D’ici la fin du siècle, peut-être… Mais, cela suppose d’agir sur les deux paramètres évoqués précédemment, la croissance de la population et celle de la consommation. Un institut américain a réalisé des projections démographiques à l’horizon 2100 en considérant que le développement humain et ses trois paramètres étaient partagés par tous les peuples : il conclut à une stabilisation d’ici la fin du siècle. C’est peut-être une conclusion trop optimiste. Quoiqu’il en soit, il y a urgence ! La Russie est engagée dans un conflit militaire qui coûte des vies, des matières premières et de l’énergie, et nous détourne des défis vitaux pour l’Humanité ; la planète abandonne – à titre provisoire, je l’espère – l’obsession de décarbonner les sources d’énergie en remobilisant les usines à charbon !

Il est nécessaire d’opérer une vraie évolution culturelle. Chaque individu, simple citoyen ou dirigeant d’un État, doit se sentir partie prenante d’un contexte planétaire. Il ne doit pas être le défenseur de ses intérêts personnels ou de l’intérêt d’une nation, mais considérer que l’intérêt collectif est de réussir ensemble à sortir de la crise actuelle. Il faut aussi que les gens comprennent que le réchauffement climatique constitue une menace sérieuse. En dehors des catastrophes météorologiques déjà observables, cette crise signifie qu’une partie de la planète deviendra invivable et qu’elle va mettre sur les routes des millions de personnes… alors que partout les populations réagissent face à l’arrivée massive de réfugiés.

Le réchauffement climatique nous oblige à faire des choix. Le manque d’eau pourrait nous conduire, par exemple, à abandonner la culture du maïs, à revoir la manière d’alimenter le bétail. Peut-être faudrait-il arrêter d’étendre les grandes villes, très fragiles compte tenu de leurs besoins d’alimentation en eau, en énergie, en nourriture. Une coupure complète d’électricité rendrait la vie beaucoup plus difficile en zone urbaine qu’à la campagne. Nous devons accepter d’évoluer. Entendons-nous bien : cette évolution ne remettra pas en cause notre capacité à être heureux, mais seulement les voies par lesquelles nous prétendons être heureux et singulièrement notre manière de consommer !

Dans le contexte du conflit russo-ukrainien la question de la stratégie énergétique des États-nations est essentielle, que l’on cherche à pourvoir les besoins des populations en électricité, à maintenir la stabilité des économies ou à s’engager dans une lutte de long terme contre le réchauffement climatique. Le clivage entre les partisans d’une sortie du nucléaire et ceux d’un maintien voire d’un accroissement de la part du nucléaire dans la production d’énergie a resurgi. Quelle est votre position d’écologiste ?

J’ai sans doute été l’un des premiers manifestants contre la centrale nucléaire de Fessenheim en 1972. En 1973, année de création du parti Écologie-Survie, nous avons distribué des tracts affirmant que manifester contre le nucléaire n’a de sens qu’à condition de remettre en cause la croissance de la consommation d’énergie. Je suis bien obligé de constater que la hausse de la consommation n’a pas été enrayée.

Voici une dizaine d’années, un antinucléaire de la première heure, Jean Brière, alors membre du Mouvement écologiste indépendant, nous a enjoint de faire un choix rationnel entre une menace certaine, le réchauffement climatique, et une menace hypothétique, le nucléaire. Nous avons alors adopté une position de compromis : nous fermerions un réacteur nucléaire à chaque fois que serait acquise la diminution de la consommation d’électricité à hauteur de la production d’un réacteur. Dix ans après, nous sommes obligés de constater que la consommation d’électricité est toujours à la hausse et rien ne permet d’envisager une rupture dans cette hausse (développement de la voiture électrique, numérisation…). Dans ce contexte, parce que nous donnons la priorité à la lutte contre la dérive climatique, nous acceptons le nucléaire dans le mix énergétique. A fortiori en face d’une critique radicale de l’éolien terrestre et du refus d’un développement photovoltaïque en forêt et sur les terres agricoles.

Aucun valeur morale ne s’attache aux énergies renouvelables : elles ne sont écologiques que lorsque elles respectent les paysages, les sols, la faune, la santé des riverains, lorsqu’elles sont capables de se faire accepter par la population. La production diffuse d’énergie est incapable de répondre à nos besoins, comme le font les énergies à haute densité. Le périmètre clos de la centrale nucléaire du Bugey s’étend sur 0,75 km² (75 hectares). Le calcul montre qu’un parc éolien capable de produire autant d’électricité que les quatre réacteurs de Bugey exigerait une superficie de 180 km² ! La centrale au gaz inaugurée le 31 mars 2022 à Landivisau (Bretagne) est notamment destinée à couvrir les périodes de non fonctionnement de l’éolien, c’est-à-dire quand il n’y a pas de vent (70 % du temps). Le nucléaire est donc une source d’énergie à haute densité et la plus décarbonée qui soit. Je constate d’ailleurs que ce débat a été relancé chez les écologistes californiens et même chez les Allemands, qui avaient pourtant fait le choix de sortir du nucléaire.

Quelles sont les causes et les conséquences de l’effondrement de la biodiversité animale et végétales ?

La beauté du monde donne un sens à l’Humain, que caractérisent sa capacité à la contemplation et sa curiosité. La Terre, belle et infiniment diverse, peut satisfaire ces deux exigences. Que serait notre planète si elle n’était pas couverte de plantes et habitée de millions d’animaux ? Que seraient les Vosges sans le grand tétras, les Pyrénées sans l’ours, les Alpes sans les marmottes et les chamois ? L’effondrement de la biodiversité, en France, est lié à la modification des habitats, à la mécanisation de l’agriculture, à l’industrialisation de la gestion forestière, au débordement de l’urbanisation et des infrastructures sur l’espace naturel. L’artificialisation des écosystèmes signifie leur appauvrissement biologique et des déséquilibres en cascade.

Robert Hainard, peintre, sculpteur et penseur suisse francophone, pensait que le progrès technologique permettrait de concentrer la satisfaction des besoins humains sur des territoires limités, laissant le reste à la nature sauvage. Au contraire, Bernard Charbonneau défendait l’interpénétration de la nature et de la présence humaine. C’est finalement une tentative de synthèse entre ces deux positions qui s’est imposée en Europe.

Quoi qu’il en soit, à côté de quelques retours spectaculaires comme le loup, le bilan s’avère déprimant. Les personnes nées après les années 1980 ne peuvent pas avoir une idée de ce que furent l’abondance de la faune et la qualité des paysages dans notre pays entre 1950 et 1970.

En observant le chemin parcouru ces dernières décennies, ne peut-on pas identifier quelques victoires dans les combats idéologiques menés ?

La société est faite d’intérêts contradictoires, de tensions permanentes entre deux mouvements : l’un qui entraîne la dégradation de la planète, l’autre qui conduit au contraire vers une meilleure prise en compte de l’environnement. Il est tout de même incontestable que les écologistes ont contribué, au cours du dernier demi-siècle, à faire pencher la balance du côté du respect de la nature. Dans la période actuelle, il y a malheureusement un risque de bascule inverse. Il n’y a pas d’avancée linéaire. Le « grand soir » écologique n’existe pas : ce qui existe, c’est un rapport de force plus ou moins favorable à l’écologie.

Bien sûr, quelques évolutions positives peuvent être identifiées ces dernières années. En termes de biodiversité par exemple, pouvait-on imaginer, il y a encore trente ans de cela, le retour du loup, disparu au début du XXe siècle ? Et celui du lynx, qui avait disparu au XVIIIe siècle ? Pas davantage. Plus ou moins spontanément, ces espèces repeuplent les forêts les plus naturelles. La création du Parc national des forêts est une autre victoire du bon sens écologique.

Une fraction significative de la population a pris conscience qu’à côté du bulletin de vote, elle avait un instrument de pouvoir encore plus efficace : celui du choix de ce qu’elle consomme. Le consommateur bénéficie aujourd’hui d’informations sur les produits qu’il achète pour lui permettre de mieux les choisir (pays producteur, impact environnemental, valeur nutritive, etc.). Cela, c’est une victoire. Si ce pouvoir réussit encore à se développer davantage, ce sont les consommateurs qui dirigeront le monde.

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