Frédéric Farah est économiste. Il chercheur-affilié au laboratoire PHARE (« Philosophie, Histoire et Analyse des Représentations Économiques ») et enseignant à l’Université Paris-Sorbonne. Il est également membre du comité de rédaction de la revue Cité.
N.B. : Présenté aux lecteurs dans son intégralité, cet article est issu du dossier « Repenser un monde abîmé » (Cité n° 2, octobre 2022).
La question est brulante et mérite d’être posée tant les deux histoires se confondent l’une avec l’autre. Ce serait une erreur de croire que nous avons affaire à deux histoires différentes, l’une étant celle de la nature, l’autre celle du capitalisme. L’une ne peut se penser sans l’autre. Et pour suivre les réflexions de l’historien du climat Jean-Baptiste Fressoz en la matière, il s’agira de faire un sort au terme de transition énergétique, car il s’agit plutôt d’une crise que d’une transition ordonnée. Les récents événements climatiques et la guerre russo-ukrainienne, loin de montrer le visage d’une transition ordonnée, révèle combien les mutations climatiques ne se font pas de manière paisible. De la sorte, réintroduire la notion de crise plutôt que de transition permet de relier la question avec plus de justesse au capitalisme, dont le destin est aussi celui de crises successives. La question de l’énergie n’est pas une affaire « naturelle ». Elle se mêle intimement à celle des rapports sociaux de production qui sont au cœur du capitalisme. La crise énergétique, loin d’être globale, frappe davantage certains pays et parfois les moins développés, pèse plus sur les classes sociales dominées et génère de ce fait des inégalités.
Une lecture trop simple laisserait entendre qu’il faut envisager une séparation entre les deux univers et penser que leur imbrication est artificielle.
Le capitalisme raconte aussi une histoire d’énergie à travers les rapports de production. Le rapport à l’énergie est donc central. Le capitalisme, dont la forme financiarisée domine largement, doit aussi traiter de cette question. La présente crise – dite énergétique – est aussi une crise du capitalisme, de son régime d’accumulation. Réduire cet enjeu à rien, c’est imaginer qu’il suffira de verdir nos technologies, faire subir la sobriété aux plus vulnérables et diversifier nos sources d’approvisionnement pour poursuivre notre régime d’accumulation sans trop de dérangement. C’est, selon nous, faire fausse route. Tout comme appeler de ses vœux l’écroulement du système économique, ou je ne sais quel retour en arrière, semble folie tant le plus grand nombre risque d’en pâtir !
Réfléchir sur la mal nommée transition énergétique, c’est aussi penser le capitalisme et les moyens possibles d’en sortir. Le retour par l’histoire semble nécessaire pour mesurer l’ampleur de l’intrication entre énergie et capitalisme.
Les rapports entre énergie et capitalisme : fondamentaux et constitutifs
Le véritable combat est celui des définitions, et il convient de comprendre que la notion scientifique d’énergie se mêle à la révolution industrielle et au développement des machines thermiques. Les différentes révolutions industrielles ont été aussi caractérisées par un ensemble d’innovations mobilisant l’énergie d’une manière originale voire inédite.
Par ailleurs, au cours de la première moitié du XIXe siècle, les ingénieurs se sont questionnés sur la rentabilité économique des machines, dans la mesure où elles pouvaient par la force des choses remplacer le travail humain. Il s’agissait alors de mesurer quantitativement leur intérêt économique afin d’en justifier l’acquisition. Et c’est dans ce moment historique spécifique, celui du capitalisme industriel et du questionnement de sa rentabilité économique, que s’est élaborée la notion scientifique de l’énergie.
En somme, l’énergie est un concept scientifique dont l’histoire croise celle de l’équivalence des différentes formes de travail pour les besoins du développement du capitalisme industriel. La notion d’énergie ne se sépare pas d’une organisation sociale spécifique dont le capitalisme représente une expression, mais participe à sa structuration. L’énergie reste un concept à fort degré d’abstraction, car elle s’applique dans le but de qualifier des choses diverses qui concernent aussi bien l’écologie, que la chimie ou les aliments. De ce fait, la relier à un mode de production n’est pas toujours simple à percevoir. Mais gardons à l’esprit que ce concept est la clef de l’ère industrielle.
Le capitalisme, dont les formes varient dans l’histoire mais dont un ensemble de principes demeurent dans le temps, impose une organisation sociale centrée sur la marchandisation des rapports sociaux. Marx ne s’est pas trompé lorsqu’il fait du capitalisme – il aurait plutôt dit le Capital – un processus de développement de la marchandise, autrement dit de la marchandisation du monde. Dans cette perspective, le marché devient ce qui détermine la vie et la reproduction de la société, notamment dans son rapport à la nature. Nous retrouvons là la géniale réflexion de Karl Polanyi dans La Grande Transformation (1944), lorsqu’il affirme qu’avec la Révolution industrielle, des marchandises fictives se créent comme la nature, le travail, la monnaie. On le voit bien, la nature est elle-même enrôlée dans un processus de marchandisation.
On comprend à ce stade que le capitalisme est non seulement un rapport social de domination des détenteurs des moyens de production, mais aussi un projet de subordination des équilibres écologiques aux lois du marché, c’est-à-dire à la recherche de plus-value supplémentaire. Mais ce souci s’inscrit dans le court terme. Or, la question de l’énergie est une question de long terme.
L’énergie par le canal de la nature apparait plus que jamais centrale dans l’histoire du capitalisme et fait apparaître avec force l’importance des infrastructures sur lesquelles repose toute organisation sociale de la production. Et comme le souligne Victor Osmer dans un excellent papier de la revue ContreTemps : « Une société donnée, ses institutions, son économie à une période donnée, peuvent être analysées selon l’agencement particulier d’extraction, de circulation et de consommation de ressources naturelles sur laquelle elle repose et qu’elle tend à reproduire ou étendre. »[1] Le rapport aux ressources énergétiques est donc essentiel pour répondre à des besoins productifs. Une lecture en termes d’énergie du capitalisme apparaît centrale.
Pour s’en faire une idée, il suffit de se rendre compte des inquiétudes qui ont émergé depuis de nombreuses années, sur le pic pétrolier, l’insuffisance des terres rares, ou encore la dépendance gazière, le manque de semi-conducteurs ou, encore plus tôt dans l’histoire, l’obsession des grandes puissances pour un accès à un pétrole bon marché. C’est à travers tout cela que se joue l’avenir du capitalisme et qu’apparaissent ses force ou ses faiblesses.
En somme, les sociétés capitalistes se sont appuyées sur des ressources énergétiques différentes à travers des moments de leur histoire, dessinant alors un récit fait de transitions successives. Le XIXe siècle serait l’âge d’or du charbon, la première moitié du XXe siècle celui du pétrole, les années 1960-1980 du nucléaire et les 20 à 30 dernières années correspondraient au développement des énergies renouvelables et non conventionnelles (gaz et huiles de schistes, pétroles lourds).
Mais cette histoire linéaire est largement contestée et de nombreux historiens comme Fressoz montrent qu’il n’y a jamais transition énergétique : « La mauvaise nouvelle est que si l’histoire nous apprend bien une chose, c’est qu’il n’y a en fait jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. L’erreur de perspective tient à la confusion entre relatif et absolu, entre local et global : si, au XXe siècle, l’usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa consommation croît continûment, et que globalement, on n’en a jamais autant brûlé qu’en 2013 .»[2]
À cette première critique qui permet de relativiser l’idée de transition s’en ajoute une autre, qui consiste à dire que les mutations opérées dans l’utilisation des différentes sources énergétiques ont obéi à des motifs de rivalités géostratégiques et à des investissements dans certaines énergies pour des raisons politiques évidentes. Le rôle de la commande militaire a pu jouer un rôle clef. Plus encore, lesdites mutations ou transitions énergétiques si l’on veut accepter ce terme, n’ont pas été commandées par le progrès social mais par des intérêts capitalistes. Ainsi, la diffusion de la machine à vapeur, les moteurs à explosion, les centrales nucléaires ou encore l’extraction des ressources naturelles ont répondu à des logiques de profit économique.
La présente transition sera organisée par les forces capitalistes elles-mêmes. Nous voyons bien que l’indépendance énergétique américaine a eu un coût considérable pour la nature avec le développement des gaz et huiles de schistes. Nous voyons aussi dans le cadre de l’Union européenne combien les paquets climats (terme pour désigner les textes de l’Union européenne en matière énergétique) sont aux prises avec d’intenses conflits d’intérêts et des pressions de divers lobbies. Le cas de l’Union est d’autant plus flagrant qu’elle attend la résolution de la présente crise par la fétichisation du signal-prix propre au marché.
Ce n’est donc pas le progrès social qui guidera la mutation énergétique mais le rapport profit-crise. Or, la transition énergétique constitue un marché en soi. C’est donc bien la crise qui guidera la processus, lequel ne sera ni graduel, ni ordonné. La mutation climatique, les désordres géopolitiques vont être aussi les écrivains de cette question.
D’autre part, si l’on espère cette transition, c’est du côté du rapport de forces qu’il faut regarder. Autrement dit, la capacité de blocage de l’économie par les contestations ouvrières du secteur de l’énergie. Le secteur du charbon a été un foyer historiquement fort de la contestation, les mineurs ayant la capacité de bloquer la production. C’est pourquoi la « pétrolisation » des économies a été essentielle. Au lendemain de la guerre, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, ce processus a été encouragé. Le plan Marshall l’a stimulé via le financement de raffineries, de chaudières industrielles au pétrole, la construction de routes et le soutien au secteur automobile.
La croissance des Trente Glorieuses, celle des « quatre P » (prospérité, progrès, productivité, plein emploi) dont parle l’historien Jean-François Sirinelli, a reposé aussi sur une énergie bon marché, à savoir le pétrole.
La « transition énergétique » à l’œuvre ne peut que se dérouler dans un cadre déstabilisant car le régime énergétique dominant autour du pétrole vacille et laisse place à une situation d’incertitude. Gardons à l’esprit la dislocation rapide des présents rapports entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite tant la capacité américaine de faire repartir à la hausse la production pétrolière du royaume est vaine. Les États-Unis ne cessent de puiser dans leurs réserves stratégiques qui n’ont jamais été aussi basses.
En somme, le capitalisme a tout à voir avec l’énergie. Leurs destins se mêlent et se sont les forces du capital qui ont organisé les régimes énergétiques. Par ailleurs, il apparait imprudent de voir à l’œuvre une transition énergétique faite d’additions énergétiques pour reprendre le terme de Jean-Baptiste Fressoz.
Néanmoins, l’affirmation du concept de transition contient des enjeux politiques forts.
L’assomption de la transition énergétique : un concept politique
Le terme trouve son origine aux lendemains de la crise pétrolière. Il a eu pour objectif de contrecarrer l’idée de crise énergétique et d’inviter à prendre des mesures pour s’émanciper partiellement de la dépendance au pétrole. La transition énergétique et les politiques qu’elle induit sont aussi là comme moyen pour surmonter les contradictions énergétiques du présent état du capitalisme.
La situation est connue, les rapport du GIEC sont sans appel, les phénomènes climatiques extrêmes sont à l’œuvre sans discontinuer. Le régime d’accumulation capitaliste qui s’articule avec un usage spécifique de l’énergie entre dans des contradictions nombreuses. La réponse à la crise énergétique ne peut passer par les mécanismes de marché même si l’Union européenne s’échine à vouloir le faire. C’est une forme de planification qui s’impose mais, pour exister, elle requiert des forces sociales et politiques qui seraient à même de la porter.
Or, ce sont les travailleurs, ou encore les institutions démocratiques qui doivent être les artisans de ce changement. C’est là que les choses se compliquent singulièrement. Raisonner de manière généreuse à une transition énergétique et, partant, à une planification écologique devient difficile alors que les travailleurs dans leur plus grand nombre, ici ou ailleurs, ont bien souvent vu leurs capacités de négociation ou d’influence sur les décisions des entreprises se réduire depuis l’affirmation du consensus de Washington. Quant aux institutions démocratiques, même sur un continent comme l’Europe, elles connaissent un ébranlement certain. La construction européenne a en effet, par ses propres mécanismes, organisé très largement la grande dépossession des citoyens dans la prise de décision.
Imaginer une planification écologique intelligente à l’heure de la domination du capital sur le travail apparaît peu crédible. Le capitalisme actuel a montré une plasticité impressionnante et semble cahin-caha continuer sa route. La dernière crise financière celle de 2007, qui devait ouvrir sur un autre régime d’accumulation, n’a rien donné.
Aujourd’hui les crises se multiplient, elles sont écologiques, monétaires, salariales. La liste serait longue. Ces crises n’ont rien de naturel, elles s’inscrivent dans des rapports sociaux de production, dans des infrastructures spécifiques, elles ont trait au capitalisme. La pandémie et la crise énergétique sont à la fois cause et conséquence des convulsions du capitalisme actuel. Sortir du capitalisme, organiser une transition énergétique sont des slogans, des mots d’ordre, mais les théoriser est nécessaire sans quoi ce sont les catégories dominées qui souffriront une fois de plus de bouleversements politiques mal pensés. La transition énergétique ne peut se séparer pour le meilleur ou le pire de la dynamique du capitalisme.
[1] Victor Osmer, « Énergie et capitalisme : éléments de réflexion pour une écologie révolutionnaire », ContreTemps, n° 26, novembre 2015.
[2] Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », 25e Journées scientifiques de l’Environnement : L’économie verte en question, Février 2014, Créteil, France (archive HAL n° 00956441).

