Entretien avec Éric Anceau : « Une élite unique est en train d’advenir en France »

Éric Anceau est historien, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne. Il est spécialiste de l’histoire du XIXe siècle, en particulier du Second Empire, ainsi que de la laïcité. Son dernier essai, Histoire mondiale des impôts , co-écrit avec Jean-Luc Bordron, a paru en janvier 2023. Il est également l’auteur de l’ouvrage Les Élites françaises, des Lumières au Grand confinement (Éd. Passés Composés, 2020).


L’article suivant est composé d’extraits de l’entretien publié dans le n° 3 de Cité (avril 2023). Pour lire cet entretien en intégralité, vous pouvez commander un exemplaire en version numérique ou imprimée directement sur notre site.


Cité : L’instabilité politique postrévolutionnaire, en particulier tout au long du XIXe siècle, a conduit tantôt au simple recyclage tantôt au renouvellement profond des élites qui dominaient les régimes successivement renversés. Malgré tout, peut-on identifier certaines caractéristiques, certains traits immuables qui permettraient de définir les élites françaises ?

Éric Anceau : Une rupture majeure est survenue au moment de la Révolution. On est passé d’une domination des deux premiers ordres de la société d’Ancien Régime, en particulier la base nobiliaire, à une domination de la bourgeoisie qui perdure ensuite sous différents avatars. Il est évident qu’en fonction des étiquettes politiques successives, et à l’exception d’un retour en arrière pendant la Restauration, ce sont les bourgeoisies qui se succèdent depuis au pouvoir. On observe concrètement, sur le temps long, que lorsqu’un pouvoir politique ne convient plus à la bourgeoisie, elle a tendance à s’en séparer. Le cas d’école en la matière a été analysé en 1977 par mon maître Jean Tulard dans son Napoléon ou le mythe du sauveur. Il avait montré de façon très pertinente que Napoléon Bonaparte avait été imposé par une bourgeoisie désireuse de clore la Révolution à son profit. Lorsque Napoléon est devenu un véritable obstacle pour elle, avec l’enchaînement de guerres perdues, les notables ont décidé de se débarrasser de l’empereur. Il n’était plus le sauveur dont ils avaient besoin, mais un obstacle à l’épanouissement de leurs affaires. Ce schéma s’est reproduit dans notre histoire. Certains hommes d’État dotés d’un caractère visionnaire l’ont théorisé. Je pense à de Gaulle, qui a évoqué cela à plusieurs reprises, en particulier en 1940, lorsqu’il constatait que la bourgeoisie économique dominante avait tendance à penser à son intérêt avant de penser à l’intérêt national.

Finalement, quand on passe en revue l’histoire des élites françaises comme vous l’avez fait, n’est-il pas possible de conclure que la contestation de celles-ci a été la norme et l’adéquation élites/peuple l’exception ?

Oui, tout à fait. Cela a été très bien montré par les chercheurs étrangers. Il n’est pas toujours évident, pour l’historien français, de porter un regard distancié et objectif, même s’il connaît mieux son histoire nationale par certains aspects. Le grand politiste américain Ezra Suleiman, qui a vécu une quinzaine d’années en France et a fait sa thèse de doctorat sur l’ENA, a identifié une forme de schizophrénie française. Nous demandons tout et son contraire à nos élites. Nous souhaitons qu’elles soient proches de nous – c’est le tropisme égalitaire et révolutionnaire – et, en même temps, nous aspirons à un pouvoir vertical, surplombant, avec une nostalgie sans doute de la monarchie, ce qu’avait su comprendre et incarner de Gaulle. Le soir de sa première élection en 2017, avec la fameuse cérémonie dans la cour du Louvre, Emmanuel Macron, a cherché à rétablir cette dimension verticale.

Avez-vous identifié une sorte d’ « âge d’or » dans l’histoire de la France contemporaine au cours de laquelle l’élite politique, administrative et économique répondrait parfaitement à ce que l’on peut attendre d’elle : la compétence, l’intégrité, le sens de l’État et une relative diversité dans son recrutement ?

S’il faut prendre en compte tous ces critères, je vais devoir répondre par la négative ! Néanmoins, à certains moments de notre histoire, nous avons approché de cela. Si l’on retire le critère purement démocratique, c’est-à-dire la diversité sociale du recrutement, l’époque napoléonienne est caractéristique, je dirais, d’un personnel d’élite. Cette élite possédait à la fois la culture et la compétence. Cela ne l’a pas empêchée d’entraîner la France dans des guerres qui ont conduit au désastre. En revanche, si on introduit le critère démocratique, les choses se compliquent. En étudiant de très près les premières promotions de l’ENA, on constate par exemple qu’un Alain Peyrefitte, issu d’un milieu modeste, est formé à l’ENA et à l’ENS, puis devient député et ministre. Les débuts de la Ve République cochent donc un certain nombre de bonnes cases. Mais il y a malgré tout un bémol : le général de Gaulle a bénéficié de l’effet de souffle de son arrivée au pouvoir (une large majorité UNR à l’Assemblée) et l’opposition s’est retrouvée laminée. Il n’y avait pas vraiment de contre-pouvoir, alors que c’est nécessaire en démocratie.

Sur le plan des idées, on peut identifier différentes périodes travaillées par des questions qui ont profondément opposé et divisé les élites : schématiquement la nature du régime politique a été au cœur des débats entre 1789 et 1873, puis les majorités et les oppositions politiques se sont affrontées sur la question du « contenu » de la République (législation sociale, instruction et patriotisme, colonisation…) jusqu’en 1914, puis davantage sur la philosophie économique de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1970. Depuis l’ère Mitterrand, n’assiste-t-on pas une ré-homogénéisation des élites, unies par un consensus de plus en plus large, de la question institutionnelle à l’appartenance à l’Union européenne, du libéralisme économique au progressisme sociétal ?

En effet, et c’est l’une des problématiques qui sous-tendent mon ouvrage. Le concept américain de la Power Elite en fait une élite unique. C’est aussi ce qui est en train d’advenir en France. À quelques variations près, notamment pour ce qui concerne la IIIe République, la chronologie que vous mentionnez rappelle, en effet, l’existence de débats qui clivaient les élites. Et là, le pluriel était parfaitement justifié. Aujourd’hui, se pose la question de savoir s’il n’y aurait pas une seule et même élite dirigeante, avec une forme de consensus. Sur le progressisme, c’est très net ! Quand vous êtes un dirigeant et que vous remettez en cause ce progressisme, vous risquez l’ostracisation, ce qui est un fait de pensée unique. Idem, remettre en cause le dogme de l’Union européenne et du libéralisme qui y règne a été pendant longtemps impossible pour un politique, même si c’est un peu moins vrai aujourd’hui. Ceux qui ne tiennent pas le discours dominant se situent aux marges de l’élite. Pour faire simple, ce sont ceux qui sont qualifiés « d’extrêmes ». La conséquence de cela est aussi de limiter les formes d’expression du peuple, qui n’a plus le choix pour s’opposer au consensus politique de l’élite que de voter pour les extrêmes et de subir des attaques à ce titre ou bien d’aller dans la rue avec des mouvements violents. Je constate une forme de désespérance du peuple face à cette pensée unique dont on ne sortira pas alors qu’elle nous a emmenés dans le mur. La désaffection électorale ne peut que s’accroître, avec des taux d’abstention record y compris, désormais, lors du scrutin majeur en France qu’est l’élection présidentielle.

La période 2017-2019 est tout particulièrement intéressante à mettre en perspective puisqu’on y observe deux phénomènes conjugués et certainement liés : un « dégagisme » électoral qui a conduit à l’effondrement des deux grandes formations politiques qui avaient alterné le pouvoir pendant quarante ans, puis le mouvement des Gilets jaunes, souvent comparé aux jacqueries. Pensez-vous que nous sommes en 1788, comme le soutenait encore dernièrement Erik Orsenna dans un entretien au Journal du dimanche ?

Très clairement non, même s’il existe des similitudes indéniables. En parlant de 1788, Erik Orsenna évoque évidemment l’année qui précède la Révolution française. Or, je ne crois pas que nous soyons à la veille d’une révolution pour différentes raisons. D’abord, le peuple n’est pas prêt à renverser son gouvernement. Ensuite les institutions de la Ve République ont prouvé leur solidité. Enfin : la société du spectacle produit une sorte de ronronnement du peuple. Lors de la crise des Gilets jaunes, Emmanuel Macron a joué le pourrissement puis est parvenu à « endormir » les contestataires avec son Grand débat. Les historiens des décennies à venir analyseront ce qui reste de ces « cahiers de doléances » et quel aura été le résultat de ce Grand débat. Mais le constat peut être unanime : cela n’a pas débouché sur l’once d’une mesure concrète. C’était reculer pour mieux sauter. À mon avis, des bouleversements se produiront non par une révolution mais par les urnes. Dans l’entretien que vous mentionnez, Erik Orsenna explique que l’on est peut-être aussi à la veille d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN). C’est désormais envisageable. Marine Le Pen est parvenue à respectabiliser son parti. Elle est même apparue comme modérée pendant les débats sur la réforme des retraites en volant au secours du ministre Olivier Dussopt lorsqu’il a été attaqué par le député Aurélien Saintoul. J’ai moi-même été persuadé de l’existence d’un plafond de verre lors des précédentes élections. Mea Culpa sur ce point. Désormais, les choses sont en train d’évoluer. On voit par exemple des figures du RN émerger à l’Assemblée, parfois bons orateurs ou compétents dans certains domaines. Aussi, je ne jurerais pas qu’en 2027 le RN ne soit pas aux portes du pouvoir. Mais encore une fois : tout est possible. On pourrait assister à un retour des Républicains, du PS ou une arrivée de la France insoumise. Six mois avant la présidentielle de 2017, j’avais pronostiqué que Macron l’emporterait. De même en 2022, alors même que mes collègues politistes voyaient le président sortant défait. Or, aujourd’hui, je ne suis pas du tout persuadé que le successeur qu’il désignera ou qui sera mis en avant par son parti pour 2027 sera en mesure de l’emporter…

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