Philippe Arondel est philosophe, juriste et économiste. Il est également membre du comité de rédaction de la revue Cité.
N.B. : Présenté aux lecteurs dans son intégralité, cet article est issu du dossier « Faut-il en finir avec les élites ? » (Cité n° 3, avril 2023).
« L’homme est juste et véridique pour autant qu’il se soucie de son âme. L’héritage de la philosophie classique grecque signifie: la vérité n’est point donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus l’affaire d’un simple acte d’intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue d’examen, de contrôle et d’unification de soi-même, qui engage la vie et la pensée »[1].
Il fut un temps – d’ailleurs pas si lointain que cela – où nous avions tous les yeux de Chimène pour nos intellectuels, ces fameux maîtres du concept désireux de nous acheminer vers la vérité avec un grand V, de nous naître à un monde enfin libéré de toutes les pesanteurs absurdes de la société. Jour après jour, que nous fussions d’accord ou non avec leurs démarches parfois absconses, leur dialectique impénétrable, nous nous sentions néanmoins solidaires d’une aventure qui rimait souvent avec un envol vers les étoiles bienheureuses de la Raison arraisonnée.
C’était l’heureuse époque diront certains où notre élite intellectuelle était l’objet d’une passion étrange, sans doute quelque peu excessive, voire infondée, de la part d’une opinion publique soucieuse d’échapper au doute et de communier avec des idées capables d’élever plutôt que de psalmodier les grands mensonges habituels de la vie en société. Nous voulions tous, sans vraiment nous l’avouer, que nos vies fussent enfin illuminées par le désir d’une profonde connaissance de nous-mêmes, que nos battements de cœur s’enracinent aussi dans le culte d’une intelligence émancipée de tous les dogmes.
La fin d’un monde…?
Qui oserait aujourd’hui, sans peur d’être cruellement moqué, employer les mêmes mots et métaphores pour décrire l’état actuel de ce que l’on nommait naguère « le parti intellectuel » ? Il suffit de se laisser aller à regarder, même de très loin, ce qui se joue sur ces plateaux de nos « étranges lucarnes » pour saisir, presque existentiellement, que le monde d’hier, pour reprendre un propos de Thomas Mann, est désormais complètement révolu. Sans sombrer pour autant dans une nostalgie réactionnaire hors de saison, force est de constater que nos intellectuels semblent avoir déserté ces lieux où se construit, si l’on ose dire, la doxa de la postmodernité triomphante.
Dans les lieux – ou en tout cas ceux qui se disent tels – où l’on se vante de construire un demain de qualité, ancré dans les fameuses valeurs républicaines, qui prend la parole, disserte doctement, avec d’ailleurs des éléments de langage bien rodés, sinon nos sempiternels experts à la mode et autres commentateurs des commentateurs, sans parler des braves universitaires parés désormais de toutes les vertus ? Ce n’est d’ailleurs aucunement faire injure à ceux-ci que de dire que leurs prestations, pour parfois bienvenues qu’elles soient, ne ressortissent en rien de l’aventure intellectuelle d’hier.
Une intelligence en jachère…
Nous ne sommes plus dans ce temps où l’intellectuel traditionnel ne vivait, n’existait que pour affronter, souvent dans la tragédie de la liberté, la question de la vérité, de son enracinement possible dans une communauté humaine désireuse d’affronter sa finitude. Par les temps qui courent, ce qui règne, s’exaspère dans le hourvari des embuscades de basse intensité sans objet, c’est le grand bavardage d’où toute verticalité est exclue.
Le beau et étonnant souci d’aller toujours plus loin dans la tentative de captation d’un réel supérieur a cédé la place à une guerre de position infinie opposant les épigones des chapelles politico-médiatiques à la mode, squattant les territoires oubliés de l’intelligence de naguère.
On ne peut donc que se rallier à ces propos clairs et nuancés du politologue Arnaud Benedetti: « L’intellectuel universel, celui dont Sartre considérait qu’il était là pour se mêler de ce qui a priori ne le regardait pas, est aujourd’hui concurrencé par d’autres acteurs à l’instar de l’expert et du chercheur entre autres. Ces mutations ne sont pas sans conséquences sur la topographie d’une ‘‘intellosphère’’ qui est travaillée par des légitimités diverses dont l’espace public reflète les champs d’affrontements: comment la morale et l’éthique peuvent-elles s’établir si elles ne font pas écho à ce que l’avancée des connaissances justifie de leurs pré-requis… ou non? Et comment l’expertise, qui trouve les conditions de sa possibilité dans l’approfondissement des connaissances, peut conserver tout à la fois ses connaissances et rationaliser sa demande d’aide à la décision dont elle est l’objet de la part de ses donneurs d’ordre ? Ce sont ces problématiques qui réinterrogent dans leurs récurrences les métiers de l’esprit. »[2]
Un anti-intellectualisme sournois
Pour incontestables qu’elles soient dans leur ordre plutôt sociologique, ces analyses ne nous expliquent pas complètement pourquoi, en cet instant précis qui est le nôtre, nous assistons à ce qui ressemble, à bien des égards, à une forme aiguë de désertion, d’évanouissement, comme dit la chanson, « dans la nuit froide de l’oubli » des anciens aventuriers de l’esprit.
Si l’intellectuel du début du XXIe siècle s’est sourdement absenté de toutes les joutes conceptuelles dont il était il y a peu l’animateur naturel, c’est sans doute moins parce qu’il aurait un certain mal à appréhender la nouvelle donne culturelle… qu’en raison d’un climat délétère ne lui permettant plus d’être lui-même, avec tous les risques que cela comporte, dans une Cité désormais livrée corps et biens aux aboyeurs populistes, post-gauchistes et autres fonctionnaires d’un langage dévoyé, réduit à sa fonction purement « communicationnelle ».
Pour le dire un peu brutalement, comment un Socrate pourrait-il avoir, ne serait-ce qu’une infime chance d’être entendu, dans un espace public où un Hanouna est quasiment sacralisé pour sa verve antiélitiste, ses embardées borderline ?
Sur fond d’effondrement de la langue, de la grammaire du dire, s’installe, dans notre pays, un anti-intellectualisme n’osant pas dire son nom… et liquidant, heure après heure, toute velléité de se soustraire à la puissance du rien. Allons même plus loin: il est devenu carrément suspect, pour ne pas dire plus, de pratiquer un langage soutenu, nourri de références bien digérées, quand le grand vent de l’histoire, réclame à cor et à cri, sur fond de démagogie crasse, des analyses clés en main… et autres « propositions concrètes » supposées séduire un peuple sourdement méprisé.
Le populisme encore et toujours…
Il n’est pas de jour en effet où nos petits professeurs de vertu ne cessent de nous enjoindre, confessant par là même leur profonde haine du quidam d’en bas, d’en rabattre sur nos prétentions langagières, notre souci de profondeur stylistique afin, paraît-il, d’être entendu de la part des
« masses », de ces foules tout uniment décrites comme ignares, vulgaires et presque biologiquement réfractaires à la beauté de la chose intellectuelle. On ne niera certes pas que, crise terminale de notre système d’éducation nationale aidant, il soit devenu peu aisé d’aborder de front certains questionnements, de faire comprendre à ceux que le monde postmoderne a parfois transformés en zombies numérisés que l’idée de réflexion libre est au cœur de la construction – et de la permanence – d’une Cité digne de ce nom, d’une amitié sociale consonant avec désir émouvant de s’élever par-delà les aléas d’une quotidienneté usante.
Le temps de l’illusion lyrique ?
On ne peut donc que se reporter avec émotion en ce temps – un temps oublié, dévalué, incompris – où lesdits intellectuels de l’époque engagèrent un de ces combats improbables dont l’histoire humaine a le secret. L’affaire Dreyfus, pour ne point la nommer, fut l’un de ces instants où l’histoire habituelle tissée de renoncements et de trahisons, de lâchetés incroyables, fut littéralement subvertie, rendue méconnaissable par le biais d’une insurrection de l’âme. Ce qui est désormais plutôt considéré comme la naissance d’un certain type d’écrivain engagé – à gauche bien entendu – fut, en fait, la cristallisation étonnante et foudroyante d’une révolte de l’esprit face à l’injustice et à la sacralisation du mensonge soi-disant « patriotique ». Dans un texte étrange, tissé d’une mélancolie inquiète, Péguy a donné de cet événement inouï une version exaltée et juste, plus qu’éloignée des pauvres débats politiciens : « Il ne faisait aucun doute que pour nous la mystique dreyfusiste fut non seulement un cas particulier de la mystique chrétienne, mais qu’elle en fut un cas éminent, une accélération, une crise temporelle, une sorte d’exemple et de passage que je dirai nécessaire. Notre dreyfusisme était une religion, je prends le mot dans son sens le plus littéralement exact, une poussée religieuse, une crise religieuse, et je conseillerais même vivement à quiconque voudrait étudier, considérer, connaître un mouvement religieux moderne, bien caractérisé, bien délimité, bien taillé, de saisir cet exemple unique. J’ajoute que pour nous, chez nous, en nous, ce mouvement religieux était d’essence chrétienne, d’origine chrétienne, qu’il poussait de souche chrétienne, qu’il coulait de l’antique source. »[3]
De la mystique… au politique
Que l’on apprécie ou pas le style de Péguy, on ne peut qu’être pour le moins bouleversé par une prose qui, dédaignant les explications sottement partisanes, va au cœur des choses, fait de ce moment quasi métaphysique le point de départ d’une rupture anthropologique avec l’histoire habituelle des hommes. Las, ce mysticisme « raciné profond » céda vite la place, comme l’on pouvait d’ailleurs s’y attendre, à la bonne vieille politique, à sa capacité de surfer sur les petites abjections quotidiennes pour conquérir le pouvoir… et les places afférentes. Après avoir rêvé tout haut, « nos enfants perdus » de la fin du XIXe siècle se mirent, du moins pour certains d’entre eux, à cultiver une philosophie de l’engagement, drastique et intolérante. Invoquée rituellement, la notion de justice, d’éthique, fut vite supplantée , « travaillée » de l’intérieur par ce goût de la réussite « révolutionnaire » s’originant chaque jour dans le mépris le plus total pour ladite « culture bourgeoise ».
Sur les ruines de la « religion dreyfusiste », de son « anti-classisme »[4] militant, on vit naître une autre religion, celle d’un militantisme visant ni plus ni moins à « accoucher » l’histoire au moyen d’une dialectique mensongère et d’une violence sans fard. Cette religion, que l’on dira plus tard séculière, prendra le visage, notamment avec la montée des totalitarismes brun et rouge, de la domination, dans le champ politique, « d’intellectuels organiques »[5] ayant abdiqué toute prétention à la liberté de pensée, à la créativité émancipée de tous les dogmes. Désormais, il n’est même plus question d’imaginer que les intellectuels puissent être quelque part « librement flottants »[6], c’est-à-dire être capables de se soustraire, du moins en partie, aux déterminations sociales.
« La trahison des clercs… »[7]
Désormais – et toute honte bue – ils sont partie prenante d’un immense et parfois talentueux complot à ciel couvert ayant pour seule finalité de détruire l’ordre social, d’éradiquer toute vision démocratique, qualifiée le plus souvent de bourgeoise, pour y substituer un monothéisme totalitaire ennemi de toutes les libertés et de la morale dite traditionnelle. Cette façon de prendre congé, avec virulence et mauvaise foi, d’un certain art de vivre « humaniste » a littéralement forgé l’image – détestable – d’intellectuels engagés ayant rompu les amarres avec la commune humanité, ses battements de cœur familiers. Décrits et pensés comme « des fonctionnaires dessuperstructures »[8] – une formule brillante qui laisse pantois ! –, leur destin assumé est de servir jusqu’au bout, sans états d’âme, la cause d’une Révolution assimilée à une rupture ontologique avec le passé.
La révolution de l’amoralisme militant
On comprend aisément que, dans ces conditions, les phénomènes révolutionnaires du siècle dernier aient été le plus souvent l’expression d’une sorte de barbarie – quasiment amoureuse d’elle-même – s’avouant incapable d’être à l’écoute du peuple réel, de son souci, comme le dira Orwell, de « la décence commune ». L’intellectuel révolutionnaire sera, tout au contraire, dans une bonne conscience affligeante, le représentant attitré et pur d’un désir de table rase flirtant presque délibérément avec ce que l’on appelait, dans la Russie d’avant la Révolution de 1917, usant d’une formule ambiguë, le nihilisme. S’il est un homme qui a incarné avec une radicalité dérangeante cette volonté de « casse » presque diabolique, c’est bien Serge Netchaïchev. Dans son célèbre Catéchisme du révolutionnaire ne trouve-t-on point ces propos dont l’extraordinaire mépris de l’éthique n’a d’égal que l’inhumanité confondante : « Le révolutionnaire est un homme perdu d’avance. Il n’a pas d’intérêts particuliers, d’affaires privées, d’attaches personnelles, de propriété, il n’a même pas de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt à l’exclusion de tout autre, par une seule pensée, par une passion -la Révolution. Au fond de son être, non seulement en paroles, mais en actes, il a rompu tout lien avec l’ordre public et le monde civilisé tout entier, avec les lois, convenances, conventions sociales et règles morales de ce monde. Le révolutionnaire est un ennemi implacable et il ne continue à y vivre que pour le détruire plus sûrement. »[9] ?
Les âmes mortes…
Comment ne pas voir que cette prose incendiaire délestée de tout sentimentalisme – c’est un euphémisme ! – va donner le la dialectique, dans les décennies suivantes, à une conjuration sans âme cherchant, par tous les moyens, au nom de la justice bien sûr, à déconstruire l’amitié sociale chère à un Aristote. Le « tchékiste »[10], dès les premiers instants de la Révolution bolchévique, sera l’illustration presque parfaite d’un type d’homme ne se reconnaissant que dans un seul et innommable type d’agir: celui de l’efficacité brute. Pour ceux qui en douteraient encore, il suffit de se reporter aux analyses claires et mesurées d’un Nicolas Werth permettant de saisir intimement les mécanismes d’une démarche d’ingénierie subversive donnant l’assaut, au sens physique comme au sens conceptuel, à ce qui fonde, depuis des siècles, notre façon d’être au monde.
Les « idiots utiles »
Certes, il serait parfaitement ridicule d’affirmer que nos intellectuels occidentaux fascinés par le 1917 soviétique aient emprunté sans vergogne tous les habits de la pseudo-intelligentsia rouge, se laissant aller à un mimétisme dégradant. Mais, hélas, emportés parfois par leur enthousiasme naïf, ils n’ont cessé tout au long d’un XXe siècle fertile en horreurs de toutes sortes, de communier dans la grammaire de « l’homme nouveau » et sa syntaxe délibérément cynique. Sans procéder à une énumération exhaustive qui serait lassante, on ne peut oublier que certains de nos grands noms encore aujourd’hui admirés n’ont pas hésité, lors notamment du début de la Guerre froide, à cocher toutes les cases d’une soumission sans faille à la doxa du communisme international. Une certaine pudeur douloureuse ne doit pas nous faire fermer les yeux face à des dérives ressemblant à une trahison triste des idéaux de la recherche intellectuelle libre, de la quête d’une pensée s’opposant de toute son énergie libératrice à la nuit du non-sens. Des poètes admirables comme Aragon ou Éluard, pour ne citer qu’eux, n’ont-ils pas participé de leur plein gré – et avec parfois une virulence langagière n’épargnant rien ni personne – à la mise en condition d’une opinion publique française désarmée face à la diamat[11] marxiste ? Et que dire d’un Sartre finissant par s’enticher, au lendemain de Mai 68, d’un brûlot comme La cause du peuple, dont la finesse ne constituait pas le point fort et qui délivrait chaque semaine, via des stéréotypes hallucinants, un effrayant message de guerre civile ?
Un monde à l’agonie?
L’on ne manquera pas, bien sûr, de nous sermonner gentiment en se faisant un malin plaisir de nous rappeler que – histoire de nous faire avouer notre âge! – ces errements étaient ceux d’un temps qui est révolu, appartiennent désormais au monde de l’histoire… et à tous ceux qui en sont les gardiens et les décodeurs professionnels. C’est une évidence que l’intellectuel de gauche classique, tout dévoué à la vision d’une lutte de classe sans frontières, semble s’être évanoui dans le tourbillon du rien dominant… pour ne laisser place qu’à un pâle commentateur des faits du jour, sur fond de scepticisme rampant à l’égard de l’idée de progrès[12] !
Faut-il conclure un peu hâtivement de cette nouvelle donne naissante, de ce changement de ton, que les crimes du « parti intellectuel » d’hier ne se reproduiront plus, que nous sommes enfin vaccinés face à la séduction de la rhétorique « révolutionnariste » ? En réalité, rien ne paraît moins sûr. Nous vivons en effet des temps étranges où le débat intellectuel dominant – si tant est qu’il existe vraiment ! – s’il paraît ne renvoyer à aucune perspective claire, « patauger » affreusement dans des « éléments de langage » nullissimes, n’en est pas moins subtilement et radicalement « informé » par une idéologie sous-jacente aux contours bien connus, assez aisément reconnaissables à qui veut ne point se faire piéger par les vocables à la mode.
La fin… de la fin de l’histoire ?
À rebours des optimistes en tout genre qui vont nous décrivant un monde où la supposée « fin des grands récits de l’histoire » déboucherait sur une querelle des idées apaisée, presque désamorcée en sa tonalité polémique, un simple coup d’œil porté sur notre actualité politique nous permet de saisir presque charnellement ce qui est au cœur de tous nos affrontements, les irrigue: la bonne vieille idéologie avec un grand I. Parfois masquée, rendue quelque peu méconnaissable par l’usage d’une langue appauvrie, celle-ci est toujours opérationnelle, transformant nos joutes oratoires classiques en une sorte de « guerre civile » méthodique où tous les coups sont permis, dans une atmosphère de fin du monde. Pour n’être que les pâles copies des grands esprits d’hier, les influenceurs et autres entrepreneurs de guerres fratricides n’en brillent pas moins, si l’on ose s’exprimer ainsi, par leur capacité à détricoter notre capacité à faire monde commun. Qu’ils se réclament d’un marxisme-léninisme à peine retouché, revisité par les codes linguistiques du jour, ou qu’ils avancent des pseudo-problématiques identitaires, cette petite camarilla participe, une nouvelle fois, du dur désir d’en finir avec une certaine histoire culturelle européenne s’étant ancrée, au cours des siècles, dans les territoires de la transcendance et de la personne. Passeurs d’une parole médiatisée à l’extrême, notamment dans les fameux réseaux sociaux, ils sont aussi – et peut-être surtout – les représentants typiques d’une postmodernité à bout de souffle, dont l’errance spasmodique ne cesse de brouiller les frontières établies du bien et du mal.
Demain, une nouvelle césure ontologique ?
Au moment où, dans le grand fracas de l’effondrement de la pensée occidentale, nous sommes confrontés à des défis majeurs, il n’est pas de question plus urgente que celle de la résurrection, non pas de feu le « parti intellectuel, », mais d’une métaphysique de l’action susceptible de nous réconcilier avec l’espoir, de nous faire reconvoler en justes noces avec le concept qui libère. Il nous faut réapprendre à écouter toutes ces voix dissidentes qui nous donnent, parfois dans l’horreur à peine croyable, des raisons de croire à l’avenir.
Pour employer une formule qui ne manquera de surprendre, la vibration d’un futur à visage humain est encore du domaine du possible, à la condition expresse que, redevenus modestes et ouverts, libérés enfin du poids aliénant des dogmatismes anciens et nouveaux, nous sachions renouer avec la ferveur de nos origines philosophiques. Cette ferveur renouvelée, soucieuse de ne point s’enfermer dans ses propres scansions conservatrices, aura pour objectif de refaire épousailles entre le corps et l’âme, le cœur et l’esprit. Cette révolution d’un autre genre, ayant apostasié ses démons toujours vivants, s’incarnera, si Dieu le veut, dans d’autres visages d’intellectuels faisant du thème socratique du « soin de l’âme » et de « la vie examinée »[13] leur horizon existentiel.
[1] Jan Patocka, Les Essais hérétiques. Sur la philosophie de l’histoire, Verdier Poche, 2007, p. 113.
[2] Arnaud Benedetti, « Une passion française », Revue politique et parlementaire, n° 1103 consacré à « La métamorphose des clercs », avril-juin 2022, p. 10.
[3] Charles Péguy, Notre jeunesse, Gallimard, 1967, pp. 127-128.
[4] Dans un article éclairant publié dans la Revue politique et parlementaire, Alexis Lacroix, essayiste, peut écrire ces phrases plus que révélatrices : « Le germaniste Charles Andler, dans sa Vie de Lucien Herr note: « Il faut se reporter au temps où tous les premiers rôles de l’affaire, ceux qu’elle a rendus illustres ou qui ont grandi par elle, se taisaient, croyant Dreyfus coupable. Il fallut les convaincre un à un, les chapitrer à part, leur montrer la lumière qui commençait à filtrer. Le socialisme international était grandement défaillant. Il refusait de s’occuper d’un déni de justice qui ne concernait pas un prolétaire ».
[5] Pour Gramsci, créateur de cette notion si usitée désormais – et pas de la meilleure manière – un « intellectuel organique est organiquement lié à une classe sociale dominante ou ascendante: il est issu de ses rangs, il a pour fonction de systématiser la conscience qu’elle a d’elle-même, et de prendre part à l’organisation de la production. Un intellectuel organique peut évoluer dans un domaine en apparence éloigné de l’économie et de la politique. C’est par exemple le cas des romanciers réalistes français du XIXe siècle, dont il est clair qu’ils sont liés (de manière complexe) à la bourgeoisie de l’époque ». Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, La Fabrique Éditions, 2012, p. 133.
[6] C’est Karl Mannheim qui, dans son ouvrage de 1929 Idéologie et Utopie, a mis en avant ce concept « d’intellectuels librement flottants » (freischwebende Intellektuelle).
[7] La Trahison des clercs est l’un des textes les plus emblématiques de l’entre-deux-guerres, publié par Julien Benda en 1927.
[8] Antonio Gramsci, op. cit., p.134.
[9] Il affirmait aussi – ce qui donne une des clés de l’évolution monstrueuse de l’Union soviétique – : « Nous devons nous unir au monde hardi des brigands, les seuls et authentiques révolutionnaires en Russie ».
[10] On prête à Félix Djersinski, fondateur de la Tchéka en 1917 (Tchéka qui était le bras armé du parti bolchevique et prit ensuite le nom de GPU, NKVD, KGB, puis FSB aujourd’hui…) cette saillie glaçante : « Il n’y a rien de plus efficace qu’une balle pour faire taire quelqu’un ».
[11] C’est-à-dire : Dia pour « dialectique » et Mat pour « matérialisme », soit « Matérialisme dialectique », d’où Diamat, formule pour penser le monde et le changer.
[12] Il y aurait tout un article à écrire sur un courant dit « progressiste » qui, tout en semblant sacrifier sur l’autel de la postmodernité sa philosophie d’hier, continue, en fait, à psalmodier les pires et délétères lieux communs.
[13] Cf. Préface de Paul Ricoeur à Essais hérétiques. Sur la Philosophie de l’Histoire, de Patocka.

