Auteur du Phénomène complotiste (Presses Universitaires Blaise-Pascal), un essai pédagogique paru en avril 2023, Jérôme Grondeux est historien, spécialiste de l’histoire des idées et du XIXe siècle. Depuis 2014, il exerce les fonctions d’inspecteur général de l’Éducation, du Sport et de la Recherche.
L’article suivant est composé d’extraits de l’entretien publié dans le n° 4 de Cité (novembre 2023). Pour lire cet entretien en intégralité, vous pouvez commander un exemplaire en version numérique ou imprimée directement sur notre site.
Cité : Dans votre dernier essai Le Phénomène complotiste, vous expliquez que les attentats du 11 septembre 2001 constituent la date repère dans l’émergence du complotisme en tant que phénomène de masse. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?
Jérôme Grondeux : Le 11 septembre 2001 est la date que mentionnent tous ceux qui s’intéressent au phénomène complotiste. C’est à partir de ce moment-là qu’on prend conscience de ce phénomène. On se situe dans une époque intermédiaire : Internet et les emails sont déjà là, bien que les réseaux sociaux ne soient pas encore lancés. On commence à voir qu’Internet permet la diffusion d’interprétations « différentes », « alternatives » d’un évènement. Toutefois, s’agissant de ces attentats, les interprétations complotistes ne se sont pas diffusées uniquement par Internet. Elles le sont aussi par le biais d’ouvrages, d’interviews télévisées, etc. Internet a été ensuite le relai de ces théories. La diffusion des théories complotistes des attentats du 11 septembre a été ainsi plus lente que celles qui ont pu naître au cours de la décennie suivante, justement parce que les réseaux sociaux n’étaient pas en place. Pour tout le monde, les attentats du 11 septembre 2001 constituent le moment où le phénomène complotiste apparaît comme un phénomène « grand public ». C’est aussi celui où on commence à rencontrer des gens de sa connaissance – dans mon cas, ce fut par exemple des étudiants – qui relaient ces théories-là. Ce qui est nouveau n’est donc pas la production d’une interprétation conspirationniste d’un événement mais plutôt le fait qu’elle soit relayée et qu’on la retrouve là où on ne l’attend pas forcément.
Vous expliquez, à travers le biais de confirmation, que certains individus sont plus propices à recevoir positivement ces théories. Pouvez-vous nous préciser votre pensée ?
Nous avons tous des biais ! Il est vrai qu’ils sont plus exacerbés chez certaines personnes que chez d’autres. Les facteurs sont pluriels. Tout d’abord, statistiquement, plus un individu a des connaissances variées et donc contradictoires entre elles, moins il est menacé d’un usage pathologique du biais de confirmation. En général, un certain niveau de culture rend un peu moins vulnérable au complotisme. Néanmoins, il existe d’autres biais, et c’est pourquoi ce niveau de culture n’est pas forcément une immunité contre le complotisme. Par exemple, puisque nous évoquions précédemment la Révolution française : parmi ceux qui adhèrent le plus à l’idée que la Révolution française est le fruit d’un complot maçonnique, on trouve le grand savant John Robison. Ici intervient l’effet Dunning-Kruger : on accepte volontiers les diagnostics et solutions simplistes dans un domaine où l’on est incompétent, quand bien même on peut être compétent dans d’autres domaines. Par ce biais-là, n’importe qui est susceptible de se radicaliser.
Ainsi, il n’y a pas d’antidote au complotisme. Beaucoup de gens peuvent y être réceptifs, même s’ils seront parfois réceptifs à une seule théorie complotiste, portant sur un seul domaine. Dans les enquêtes et les mesures réalisées, on peut constater par exemple que certaines personnes vont se reconnaître uniquement dans l’idée que la crise du Covid a été déclenchée par des promoteurs de la société numérisée, parce que ces personnes-là sont particulièrement irritées par la numérisation de la société et ne s’intéressent ni à l’épidémiologie, ni aux questions de politique sanitaire, sans s’inscrire par ailleurs dans une démarche complotiste d’ensemble.
Schématiquement, il existe une sorte de « noyau dur » complotiste qui correspond aux personnes raisonnant vraiment de cette manière et qui représente environ 10 % de la population. À côté, un tiers des individus peuvent être réceptifs à une ou deux théories complotistes mais il est difficile de définir ceux-ci comme étant des complotistes.
Dans Le Phénomène complotiste, vous distinguez cinq facteurs servant de terreau fertile à la production et la réception de thèses complotistes. Pouvez-vous nous les décrire ?
Un premier facteur tient d’abord aux personnalités elles-mêmes. On parle de la sensibilité au paranormal. C’est une attirance pour l’idée initiatique, pour la recherche d’un mystère derrière toute chose, mystère qu’il faudrait lever.
Deuxième facteur : le faible niveau des connaissances scolaires. Nous l’avons déjà souligné, les connaissances ne constituent pas un antidote au complotisme mais il est vrai que, statistiquement parlant, la montée en diplôme diminue la part des gens sensibles au complotisme. Cependant, il suffit d’observer l’actualité pour identifier certaines personnalités bardées de diplômes qui versent dans le complotisme. Dans ces cas de figure, se pose peut-être la question de la largeur de leur horizon culturel. S’informer régulièrement permet sans doute d’être plus rétif à des explications qui paraissent trop simples et de toucher du doigt la complexité des choses.
Le troisième facteur est la radicalité politique ou politico-religieuse. Cela tient à ce qu’est le complotisme : il se nourrit des conflits. On entre dans cette radicalité dès lors que l’on adopte une vision manichéenne du monde : eux contre nous. Les « eux » représentant bien sûr des gens dangereux et pervers.
Le quatrième facteur est sans doute plus propre à notre époque, il s’agit de la défiance vis-à-vis des institutions. Or, notre société permet de plus en plus de contourner les institutions, en particulier celles qui sont productrices d’informations. Par ailleurs, ce qu’on appelle « crise démocratique » ou « crise de la représentativité » va très loin. On a vu ainsi monter la défiance à l’égard des institutions scientifiques, comme l’a montré la crise du Covid. C’est quelque chose qui est autant dans l’époque que dans les individus.
Enfin, le dernier facteur correspond à la société de l’information. Le complotisme est une pathologie de la société de l’information, ce qui n’empêche pas cette dernière d’avoir évidemment de très bons côtés. Les individus se retrouvent bombardés en permanence non seulement d’informations et de messages, mais aussi de discours simplifiés ou intéressés. Tout le monde fait de la communication : les politiques, les entreprises… On baigne dans un univers où la publicité sous toutes ses formes est très abondante. Cela crée un terreau pour le complotisme car les gens sont saturés de discours et d’informations qu’ils ne comprennent pas ou en lesquelles ils n’ont pas confiance. D’une certaine manière, le complotisme redonne du sens et simplifie. C’est à mes yeux un aspect particulièrement important, qui me conduit à penser que le complotisme est un phénomène qui risque de s’inscrire dans la durée.
Le complotisme est une explication rapide, instantanée et simple à comprendre, qui économise le temps de la réflexion et dispense de la suspension du jugement. Il garantit d’avoir tout de suite un avis et une position. Le complotisme est finalement un produit de consommation instantanée de la société de l’information.
Jusqu’à quel point est-il sain dans une société démocratique de remettre en cause la parole publique ou la pensée dominante ? Comment éviter la confusion entre la lutte contre le complotisme et le nécessaire questionnement du discours politique ?
Il s’agit de la question essentielle. Dit autrement : l’anti-complotisme est-il une injonction d’extrême centre ? On admet le lien entre la radicalité et le complotisme, mais attention : toute radicalité n’est pas complotiste. Il existe des mouvements alternatifs qui ne sont pas dans le conflit.
Ce sont les radicalités conflictuelles et manichéennes qui vont toucher au complotisme car la propagande politique ou politico-religieuse simplifiée ressemble beaucoup à du complotisme.
Pour autant, je ne pense pas que brandir l’argument complotiste comme argument politique serve à quelque chose. Dans une démocratie, en effet, on doit discuter de tout, débattre de toutes les assertions. L’accusation de complotisme voltige aujourd’hui dans le débat public. C’est un bon signe dans le sens où cela permet d’identifier le complotisme, de le faire connaître, notamment auprès des plus jeunes. Mais c’est parfois un problème dès lors qu’il y a instrumentalisation politique et que l’accusation sert à faire taire les contestations. De même que toute critique des élites n’est pas populiste, toute opposition au discours dominant n’est pas complotiste. Dès lors, il importe d’être ici subtil et surtout précis. Le complotisme, ce n’est pas uniquement une simplification des choses, ou une prise à partie virulente de tel ou tel milieu. Il y a vraiment complotisme lorsqu’on accuse les gens de comploter, quand on cible un groupe ou une personne en l’accusant d’avoir tout manigancé. Une assertion complotiste isolée ne fait pas non plus le complotisme. Il faut donc être prudent. Ce qu’il faut éviter, ce sont les visions pathologiques du monde qui deviennent un obstacle à la saisie de la complexité du réel, et peuvent nourrir des idéologies violentes. Très souvent, on n’arrive pas à ces extrêmes. Il peut y avoir des polémiques politiques très âpres sans que le besoin de brandir le complotisme ou l’anti-complotisme se fasse sentir.
Puisque la prolifération des thèses complotistes s’appuie aussi sur une défiance envers les pouvoirs politique et médiatique, quelle est la responsabilité des acteurs concernés ? Comment peuvent-ils inspirer de nouveau la confiance des citoyens ?
Il faut souligner, en premier lieu, que la défiance à l’égard des gouvernants n’est pas une chose nouvelle. Il faut faire attention à ne pas idéaliser le passé. Les années 1930 n’ont pas été un moment de grande sérénité politique, c’est le moins que l’on puisse dire. Sous la IVe République, je ne suis pas persuadé non plus que les Français nourrissaient une immense confiance dans leurs gouvernements. Quand le Parti communiste de l’époque, en pleine phase stalinienne, rassemblait un quart de l’électorat, il n’était pas exempt d’énoncés complotistes. Et la démocratie française a survécu. Aujourd’hui, la grande différence se situe dans le fait que l’opinion est devenue visible à elle-même. Les réseaux sociaux amplifient l’effet qui était déjà celui des sondages d’opinion surabondants. En outre, sur les réseaux sociaux, les gens les plus « allumés » sont ceux qui parlent le plus fort et suscitent le plus de buzz et de réactions… Autre nouveauté : le complotisme, justement parce qu’il est plus visible, peut désormais être utilisé politiquement voire géopolitiquement. Enfin, on ne peut en aucune manière obliger les citoyens d’un pays démocratique à avoir confiance dans leurs institutions…
D’autant plus que des motifs légitimes de critiques existent…
Voilà. Il ne faut jamais oublier que la démocratie reste le lieu où l’on peut contester les gouvernants. Inutile, par conséquent, de vouloir dans une démocratie obtenir une confiance aveugle envers le pouvoir, ou sinon il faut changer de régime. La démocratie est aussi le système dans lequel il est le plus difficile de gouverner, car il est hérissé de contre-pouvoirs, avec en plus le principe de liberté d’expression de l’opinion. L’anti-complotisme ne peut remettre cela en question. Je ne suis pas un homme politique ni un gouvernant, et donc je ne me trouve pas face à cette déferlante de l’opinion certainement très compliquée à gérer. Ce qui me frappe, c’est l’impression que les gens, en beaucoup de domaines, ont terriblement besoin qu’on leur parle et qu’on les écoute. Mais ils sont également très impatients. On leur parle en recourant à des stratégies de communication, mais peut-être que le recours à la communication montre ses limites. Les gens sont conscients qu’il s’agit de « com’ », et celle-ci en devient inopérante.
Nous nous situons vraiment dans une époque de transition où les échanges d’informations sont de plus en plus nombreux, où les opinions sont visibles. Les décideurs politiques doivent composer avec cela sans toujours savoir comment s’y prendre. J’aurais tendance à ne pas être trop sévère car, dans ce contexte, tout le monde tente de trouver ses marques, politiques y compris. Quand des institutions ne suscitent plus spontanément le respect, par exemple quand un astrophysicien universitaire se fait « expliquer » que la Terre est plate, on peut comprendre que la bonne stratégie de réponse à adopter ne vienne pas d’elle-même. Pour la politique, c’est la même chose. Pour beaucoup d’hommes politiques, depuis bien des années, la communication a été une façon de répondre à ce défi mais elle est insuffisante. Pour la suite, l’histoire reste ouverte… Mon sentiment personnel est que les gens ont envie qu’on leur parle comme à des adultes, mais qu’en même temps la société de consommation, celle de la satisfaction immédiate des désirs, a un effet terriblement infantilisant.

