Entretien avec Antonin Cohen : « Des propositions sur l’Europe existent pendant la Guerre et reviendront après 1944 »

Spécialiste de l’histoire de la construction européenne, Antonin Cohen est professeur de science politique à l’Université Paris Nanterre et président de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Ses travaux, qui s’intéressent notamment aux parcours des intellectuels entourant Jean Monnet à la naissance des communautés européennes, ont fait l’objet d’un essai publié en 2012[1].


L’article suivant est composé d’extraits de l’entretien publié dans le n° 5 de Cité (mai 2024). Pour lire cet entretien en intégralité, vous pouvez commander un exemplaire en version numérique ou imprimée directement sur notre site.


Cité : Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, un ensemble d’organisations a émergé sur le continent européen : Organisation européenne de coopération économique (OECE), Conseil de l’Europe, communautés européennes… Toutes se destinaient à assurer le dépassement des conflictualités internes et le redressement économique. La première Communauté européenne, celle du charbon et de l’acier, est d’ailleurs présentée comme l’assurance qu’une guerre franco-allemande ne sera plus possible. Loin de n’être qu’une « réaction » au conflit de 1939-1945, la construction européenne est la concrétisation de réflexions plus anciennes. Pouvez-vous revenir sur les premières origines de celle-ci ?

Antonin Cohen : Cette question est pour moi importante, notamment pour comprendre le présent. L’accent est souvent mis sur les Communautés européennes. Il suffirait pour s’en convaincre de comparer le nombre d’ouvrages publiés sur les différentes organisations que vous avez citées, et il y en a d’ailleurs bien d’autres : la pile consacrée aux Communautés européennes serait très volumineuse, celle portant sur le Conseil de l’Europe bien moins importante et celle ayant trait à l’OECE vraiment très petite. Cela interroge sur notre perception de l’histoire a posteriori par rapport à la perception des acteurs de l’époque. Si des personnalités se sont investies dans une construction institutionnelle comme celle de l’OECE ou du Conseil de l’Europe, c’est qu’elles y attachaient une certaine importance. Revenir à la chronologie nous permet d’appréhender les anticipations de ces acteurs. J’ai donc voulu comprendre quel était l’enchaînement des mobilisations qui ont conduit successivement à différentes créations institutionnelles.

On peut d’emblée opposer l’avant 1940 et l’après 1945. Avant 1940, il existait peu d’organisations proprement européennes ; l’Europe était un espace finalement très peu institutionnalisé. Certes, la Société des Nations était en place, mais cette organisation reflétait une époque impériale où les puissances européennes et américaines dominaient le monde et n’étaient pas spécialement désireuses d’inclure des États indépendants existants et qui représentaient pourtant de vastes territoires. Après la Seconde Guerre mondiale, en revanche, on assiste à une forte institutionnalisation de l’Europe, marquée par la création d’une série d’organisations. Même celles que l’on considère comme atlantiques, occidentales ou même globales, telles l’OTAN ou l’OECE (qui deviendra l’OCDE) sont extrêmement liées à la question européenne. Cette construction est le fruit d’une succession de réussites, que l’on connaît aujourd’hui en oubliant parfois qu’il y eut aussi des échecs, lesquels nous permettent de nous replonger dans ce que les uns et les autres cherchaient à bâtir.

Pour comprendre la construction européenne, nous sommes obligés de revenir aux origines des discussions de ce projet. La première question qui a été posée est la question militaire. La seconde est celle du contrôle institutionnel à instaurer, c’est-à-dire de la détermination des pouvoirs à créer au sein des organisations européennes. Cela nous amène vers une ligne conductrice forte : l’institutionnalisation d’un parlementarisme supranational. Il faut donc chercher à savoir pourquoi on a voulu créer l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe puis l’Assemblée commune de la Communauté européenne du charbon et de l’acier devenue Assemblée parlementaire des Communautés européennes puis Parlement européen par la suite. Que prévoyait-on de faire de ces assemblées ? Fallait-il qu’elles soient seulement consultatives ? Fallait-il en faire élire les membres directement par les peuples d’Europe ? Les premiers partisans de la construction européenne ne souhaitent pas créer une assemblée parlementaire composée exclusivement de députés, c’est-à-dire d’hommes politiques qui représenteraient des partis. Certains envisageaient plutôt que soient mises sur pied des assemblées où siègeraient aussi les forces religieuses, culturelles, les communautés régionales, professionnelles, etc. Bref, il s’agit là du recyclage de l’idée de représentation corporative, que l’on voit réémerger lors du Congrès de La Haye (mai 1948) et dans la genèse du plan Schuman (mai 1950). C’est en me penchant sur l’origine de cette idée – et sur d’autres encore – que je me suis rendu compte qu’elles provenaient de l’avant-guerre ou de la période de la Seconde Guerre mondiale, et pas nécessairement de là où on les attendait.

J’ai donc essayé de m’interroger sur une question très simple au départ : pourquoi dans la déclaration du 9 mai 1950 prononcée par Robert Schuman et rédigée par Jean Monnet, il n’est pas fait mention d’un contrôle de l’organe exécutif, la Haute Autorité, par les parlements nationaux a minima ou par une assemblée supranationale a maxima ? Je me suis donc interrogé sur ce qu’était le projet concret de Monnet en 1950, au départ de cette dynamique qui a vu s’institutionnaliser un parlementarisme supranational.

Cela m’a conduit à chercher une continuité sur plusieurs décennies entre ce qu’est le projet initial et ce qu’il devient par la suite. J’ajoute que ce qui naît des échecs et des réussites c’est, finalement, une spécialisation progressive des organisations : d’un côté l’économique, d’un autre le militaire, etc. On spécialise aussi les domaines : le charbon et l’acier, puis le nucléaire. Ont aussi existé des projets d’une communauté européenne de la santé, etc. Les projets se démultiplient, se sectorisent, se spécialisent. Arrive un moment où la concurrence entre toutes les organisations européennes est très forte, mais la coopération continue. Par exemple, initialement, une grande partie des parlementaires siégeant à l’Assemblée commune de la CECA étaient aussi membres de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe. L’histoire de la construction européenne est donc une histoire complexe de superpositions, de rivalités, de concurrence, de spécialisation. Il n’était pas donné d’avance que les communautés européennes acquièrent progressivement une série de compétences qui ne relevaient pas de leur champ d’action initial.

Votre ouvrage De Vichy à la Communauté européenne (PUF, 2012) retrace le parcours intellectuel de différentes personnalités qui sont liées de près (Paul Reuter, Pierre Uri, Etienne Hirsch…) ou de loin (François Perroux, François Fontaine…) à l’élaboration de la déclaration de Jean Monnet lue par Robert Schuman le 9 mai 1950. Votre travail démontre que ces personnalités sont proches, essentiellement, de deux courants intellectuels, le personnalisme et le corporatisme. Comment ceux-ci ont-ils conduit à l’européisme ?

C’est une situation qui n’est pas noire ou blanche. Ce qui m’a le plus intéressé dans cette recherche, ce sont toutes les zones de gris qu’on peut trouver dans des périodes où peu de gens sont dans le noir ou dans le blanc. Je me suis donc intéressé aux rédacteurs de la déclaration Monnet-Schuman en essayant de saisir leurs trajectoires, leurs idées, leurs réseaux. Plusieurs difficultés se sont posées d’un point de vue méthodologique. Ces réseaux ne sont pas manifestes, comme le serait par exemple une adhésion à un parti politique, dont il suffirait de retrouver le fichier. Là, ce n’était pas le cas. Il m’a fallu beaucoup de temps par exemple pour faire clairement le rapprochement entre Pierre Uri et François Perroux. Bien qu’Uri écrive dans une revue dirigée par Perroux qui s’ouvre sur une glorification de la Révolution nationale du maréchal Pétain – alors qu’Uri est juif, démis de la fonction publique et qu’il doit donc se cacher sous l’Occupation – il écrit sous un pseudonyme. Il faut du temps pour réexhumer toute cette histoire. Il m’est apparu que des éléments concrets permettaient de rattacher des gens qui ont eu un rôle très important dans la construction européenne. Parmi eux, évidemment, Paul Reuter, qui est le rédacteur de la déclaration du 9 mai 1950 puis en partie du traité qui va suivre et qui fonde aussi la CECA. Ou encore Pierre Uri, qui va élaborer le rapport donnant naissance à la Communauté économique européenne. En essayant de restituer ces trajectoires, il m’est apparu que beaucoup étaient empruntes de ces idéologies : le personnalisme et le corporatisme, auxquelles j’ajoute le communautarisme. Elles ne sont pas forcément liées au départ, mais elles le seront à partir du moment où des gens comme François Perroux, économiste phare des années 1930 en France, essaient de les articuler les unes aux autres. Le personnalisme a été essentiellement porté par Emmanuel Mounier, philosophe condisciple de Sartre et d’Aron, mort assez jeune dans l’après-guerre mais dont l’influence a perduré à travers la revue Esprit, qu’il a créée. C’est un courant assez lié au communautarisme, puisque Mounier lui-même s’exprime en ces termes : « Pour une révolution personnaliste et communautaire ». C’est l’idée que, face à un monde où les individus sont isolés, atomisés, la philosophie personnaliste entend restituer une forme de personne qui ne soit pas simplement l’objet d’une classe ou d’un capitalisme ou du communisme, mais une vraie personne construite dans le cadre de communautés (rattachées à la terre, à la profession, etc.). Toute une philosophie se met en place avec Mounier. En parallèle, une réflexion est aussi menée par d’autres, moins intellectuels, plutôt issus des réseaux patronaux, du monde de l’entreprise ou de l’État. Ils réfléchissent à une organisation corporatiste de la société et se questionnent sur la manière dont les communautés pourraient s’exprimer d’un point de vue institutionnel à travers des corporations. L’articulation générale du personnalisme, du communautarisme et du corporatisme au sein d’une société serait possible grâce à une forme de fédéralisme. Or, cette cohérence idéologique ne se conçoit pas en un jour. Beaucoup de discussions et dissentions surviennent entre les figures de ces mouvements, mais globalement ils réagissent au libéralisme et au communisme et, dans une forme plus modérée, au socialisme. C’est une réaction aux modèles proposés par l’URSS et les États-Unis. On peut globalement résumer cela par le terme de « Troisième voie ». À chaque étage de la réflexion, c’est toujours une troisième voie qui est recherchée. Le personnalisme, ce n’est ni l’individualisme, ni le collectivisme. Le corporatisme ce n’est ni le communisme, ni le libéralisme. Le fédéralisme vient lui aussi s’inscrire là-dedans : ce n’est ni l’internationalisme (communiste ou capitaliste), ni le nationalisme (anti-allemand de type Action française). Ce positionnement a permis au fédéraliste Alexandre Marc, par ailleurs l’un des fondateurs avec Mounier du personnalisme, d’entrer en contact avec l’aile gauche de la révolution conservatrice allemande. L’idée du fédéralisme est assez structurée et semble répondre pour eux aux enjeux du temps, c’est-à-dire à la montée en puissance des deux grandes puissances qui s’affronteront au cours de la Guerre froide avec les idéologies communiste et libérale, puis à la perception que l’individu – notamment parmi le prolétariats – sont en situation d’asservissement, car il y a aussi chez eux une pensée sociale. Des gens comme Perroux vont assez largement solidifier la construction. Pierre Uri a été un élève de Perroux, Reuter a été professeur à l’École nationale des cadres d’Uriage où l’idéologie communautaire s’exprime clairement, comme le montre le programme d’enseignement.

Dans un essai paru récemment, Georges-Henri Soutou identifie dans le projet européen ébauché par le régime nazi de troublantes similitudes avec la future Communauté économique européenne (espace économique européen, projet d’union monétaire, projet de politique agricole commune…). Trouve-t-on également dans les écrits des intellectuels organiques du régime collaborationniste de Vichy l’ébauche de politiques ou d’institutions qui caractériseront la future Communauté économique européenne ?

Comme j’ai pu le dire précédemment, la question n’est pas tant que des projets aient été ébauchés à un moment donné et que des institutions aient été créées à un autre mais plutôt ce qui rejoint les deux : les mêmes personnes à leur origine ou une influence idéologique similaire. Des idées sur une monnaie commune, on en compte de nombreuses… Mais il ne suffit pas de dire : « Il faudrait une monnaie commune » pour que cela survienne.

En revanche, sur un autre plan, on remarque des persistances qu’il est difficile de faire disparaître. Je pense aux infrastructures. Toute une série de travaux assez récents nous ont appris que tout ne s’est pas joué avec la création des Communautés européennes. Les recherches de l’historien Wolfram Kaiser, du sociologue Johan Schot ou encore de Léonard Laborie, montrent tout ce que la construction des infrastructures européennes doit à l’œuvre de ceux dont on ne parle jamais. Ce sont notamment les ingénieurs – c’est-à-dire toute la construction européenne par l’électrification – ou les postiers – toute la construction européenne par le réseau postal. Il y a eu besoins de techniciens de la construction européenne pour que le courrier circule sans entrave et cela impliquait également des accords, des échanges, des discussions… Alors oui, il y a là des continuités solides qui proviennent aussi d’une certaine idée de ce que devait être la libre-circulation, le clearing entre les banques, etc.

La collaboration a, en quelque sorte, permis de mettre en place des coopérations européennes sur le plan technique ? 

C’est un aspect qui mériterait d’être mieux connu. Ce sont des apports récents à la connaissance, car toutes ces recherches n’existaient pas à l’époque où j’ai rédigé mon propre ouvrage sur Vichy. Une fois que des structures de coopération ont été créées, alors – pour des raisons étranges ou peut-être simplement évidentes – elles ont tendance à se perpétuer. Le soubassement des organisations se pérennise quel que soit le régime. Même si la dictature disparaît, le réseau technique existe et on s’appuie sur celui-ci pour construire la démocratie, et vice versa.

Mon travail consistait, plus étroitement, à une interrogation sur les institutions politiques. Si j’en reviens au personnage de Paul Reuter, ce qui m’a intéressé est le fait qu’il était professeur de droit international et je voulais comprendre ce qu’il avait voulu proposer à Jean Monnet comme système institutionnel et pourquoi.

La construction européenne, à la Libération, est finalement portée par des personnalités aux parcours divers et tortueux, venus des réseaux de Vichy ou de ceux de la Résistance… et parfois des deux successivement ! Peut-on en conclure que le projet européen possède un aspect « apolitique », dans le sens où il serait davantage un contenant (un modèle de fédération) plutôt qu’un contenu (un ensemble de valeurs) ?

Je ne pense pas qu’il y ait un seul projet européen. J’ai beaucoup travaillé sur une configuration et un ensemble d’acteurs et d’idées précises mais je sais aussi, à la lecture d’autres travaux, qu’il a existé d’autres réseaux, d’autres acteurs, d’autres configurations. Par exemple, le réseau néolibéral va assez fortement avoir un impact institutionnel sur la construction européenne. Il faut plutôt considérer qu’il existe une constellation de projets concurrents dont certains transparais-sent dans les dispositions des traités. Ainsi, quand la libre-concurrence est inscrite dans un texte, il devient difficile de s’en affranchir. De même, une fois que la politique agricole commune est introduite, revenir en arrière paraît inenvisageable. Or, à mon sens aucun de ces projets n’a été apolitique !

En revanche, il est vrai que l’apolitisme a été un argument assez largement utilisé par Jean Monnet et son entourage pour faire croire qu’ils ne faisaient pas de politique en construisant les communautés européennes. Mais où se situe la frontière, dès lors qu’on le joue rôle qui fut le sien ? La construction européenne est un contenant à partir du moment où il existe des institutions, qu’elles sont contraignantes et qu’elles exercent un effet de dynamique sur les acteurs eux-mêmes. Elle est aussi un contenu à travers un ensemble de valeurs dès lors que ses acteurs lui donnent du sens. Mais il faut être clair sur un point : à un moment donné, la construction européenne a échappé à ses créateurs. Jean Monnet n’aurait probablement jamais envisagé que ce qu’il était en train de créer en 1950 deviendrait ce qu’est aujourd’hui l’Union européenne, avec des politiques qu’il aurait considérées comme n’ayant rien à voir avec son projet de départ. Le contenant imprime sa marque et le contenu reste, lui, toujours à définir.


[1] De Vichy à la Communauté européenne, Presses Universitaires de France.

Laisser un commentaire